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Christian Catomeris

Ecrivain, Grand reporter, rédacteur et correspondant Européen de la SVT (télévision publique suédoise)

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Christian Catomeris, né à Stockholm, Suède en 1956

journaliste et écrivain Suédois, d'origine suédo-greco-italienne, de nationalité et d'éducation scolaire française

 

Écrivain de livres de non-fiction, dont le récit documentaire sur l'époque pionnière de la prospection pétrolière en Norvége  Les gueules cassées, l'épopée des plongeurs de la mer du Nord  (Dykaren som exploderade, 2009) coécrit avec  Olivier Truc.

A paraître chez Métaillé en 2024? 

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Longue vie professionelle de journaliste, reporter et rédacteur à la SR (Radio nationale suèdoise, 1979-1990), Grand reporter Correspondant Européen à Bruxelles (2010-2014) à la SVT (télévision publique Suèdoise, 1990-2021), , spécialiste des questions migratoires,  producteur de documentaires.

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Films récents:

Terrorisme

Frankrike efter attentaten (Aprés les attentats, 2016)

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Migrations

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Kvinnan med armbandet (La Femme au bracelet, 2015)

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Tillbaka till Lampedusa (Retour à Lampedusa, 2015) pour lequel il recoit le Prix de Journaliste Meditérranéen, Anna Lindh Foundation.

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Kvinnorna i Tunis, (Les femmes de Tunis, 2012 ), sur la révolution de 2011.

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Livres:

Människovärdet! ( Droits de l'homme ! , Carlsson 2022) ,  essais sur le journalisme, les migrations et le racisme

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Svenska Akademien, Makten, Kvinnorna och Pengarna ( L'Académie Suédoise. Le pouvoir, les femmes et l'argent Polaris 2019, avec Knut Kainz Rognerud)

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Efter attentaten (Aprés les attentats), Leopard 2017), sur les conséquences individuelles et nationales des attentats de 2015.

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Det ohyggliga arvet, Sverige och främlingen genom tiderna

(Le terrible héritage, la Suède et l’ Étranger à travers les temps)

Ordfront, 2004/2017)

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Dykaren som exploderade. Priset för det norska oljeundret

(Le plongeur explosé. Le prix du miracle pétrolier Norvégien)

un récit documentaire sur les plongeurs de la Mer du Nord co-écrit avec l’écrivain Francais et correspondant du journal Le Monde en Scandinavie Olivier Truc, Norstedts (2008)

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Gipskattor och Positiv, Italienare i Stockholm 1896-1910 (Chats de plâtre et Orgues de Barbarie, les italiens à Stockholm entre 1896-1910), Prix de la Recherche, Immigrantinstitutet (1989).

La femme au bracelet, 2015

Les femmes de Tunis, 2012

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Le plongeur explosé, 2008-2009

2017 Amman, Jordanie. Prix du Journaliste de la Euromed– Anna Lindh foundation pour le court-métrage Retour à Lampedusa .

2017, à Paris pour les présidentielles, avec Malin Syrstad , correspondants Européens de la SVT

Retour à Lampedusa, 2015

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Aprés les attentats, 2016

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2008, Avec Olivier Truc en Norvége. Recherche pour notre livre sur les plongeurs de la mer du Nord 

2011, Tunisie. Premiéres  élections aprés la mort de Ben Ali, pour le court-métrage  Les  femmes de Tunis

2013, Lampedusa, Italie. correspondant Européen pour la SVT  avec Ronald Verhoeven, caméraman de Headline, Bruxelles 

Jonc
ébauche de récit documentaire

I

 I

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  Il y a ce bracelet qui ne me laisse aucun répit.

  La première fois que je l’ai vu, ce n’était pas autour du bras de son propriétaire.

C’était juste un anneau, posé sur une table de bureau quelconque, au fin fond de l’Europe (bon, je mens, le bureau n’était pas quelconque, mais j’y reviendrais).

  En tout cas, au retour de mon voyage, j’ai voulu en parler à ma femme.

  Ma femme, qui vient juste de dépasser la quarantaine, n’a jamais été directement confrontée à la mort.

  Quelle chance, diront certains.

  Vraiment?

  Pour ma part, je dirais qu’il y a un avant et un après avoir approché la mort, que c’est par la force de mon expérience personnelle de celle-ci, seulement, que je peux maintenant, me sentir vraiment “entier”. Peut-être fais-je de nécéssité vertu, mais s’il me fallait exprimer ce sentiment plus solennellement et en accord avec l’éducation catholique de mon enfance, je dirais que ce n’est que par rapport à cette expérience que je comprend maintenant pourquoi les autres sont des “prochains”.

  J’aime ma femme depuis le premier moment que nous nous sommes connus; c’est à dire, au téléphone, où sa voix et les conversations que nous avions me faisaient déjà penser que derrière cet être inconnu à l’autre bout du fil, se cachait peut-être ma future épouse.

  Dix ans plus tard, c’est toujours le même enchantement avec elle et avec les enfants que nous avons eus, mais de la mort, on n’en parlera pas, cette fois-ci.

  Il faudra donc que je me débrouille autrement pour vider mon sac, pour parler de ce bracelet, dont l’image me travaille quotidiennement depuis maintenant un mois, jusqu’ à l’obsession.

  Alors, j’écris.

 

  Je ne vous l’ai pas dit; je suis journaliste.

  Je dirais: avec des guillemets. Comme si je le tenais, ce mot de “journaliste”, avec des pinces à linges. Des guillemets-pince-à-linge, afin de ne pas me souiller. Plutôt curieux pour une personne ayant oeuvré dans la profession pendant plus de trente ans; je l’avoue.  Certains dans mon métier, et dans mon pays, surtout, diront: snob.

  Mais je ne peux renier mes ressentiments. Déjà à la fin de mon premier stage dans la profession – je devais avoir 22 ans - je remerciai cette rédaction nationale de la radio de mon pays de m’avoir appris à “faire des sujets de deux minutes trente sur n’importe quoi”, tout en leur faisant bien comprendre que “l’ambiance boulot – dodo – métro” qui, selon moi, régnait à la rédaction, n’était pas ma tasse de thé.

  Présomtueux, condescendant et pas très élégant, dirais-je aujourd’hui, de parler ainsi à des gens m’ayant accueilli avec bienveillance et qui plus est, qui m’avaient demandé de rester. Excés de jeunesse ou petite pique à caractère de guerre des classes?

  A l’époque, c’est vrai, et avec ce nom d’étranger qui était le mien, j’étais fatalement perçu comme un outsider dans ce pays nordique qui était aussi le mien, et, tout particulièrement, dans le monde des médias. Fils et petit fils de prolos, immigrés, j’avais eu la chance de grandir dans un monde bien meilleur que le leur.

  Dans cette monarchie social-démocrate qu’était la Suède et où je faisais mes premiers pas professionnels, régnait la paix et des conditions économiques me donnant l’impression, à moi et à ma génération, que quasiment tout était possible, ou plutôt: qu’il n’ y aurait pas de soucis à se faire pour l’avenir.

  La belle époque!

  Ajouter à cela une éducation scolaire française et républicaine m’ayant inculqué - Lumières oblige! - que j’étais, en quelque sorte, et par rapport au passé de mes ancêtres notamment, un affranchi, libre de penser et de parler comme bon me semblait. Voilà, je m’imagine, les éléments susceptibles d’expliquer, en partie du moins, ma petite démonstration d’orgueil.

  Avant l’anneau, il y avait eu le visage de celui qui me le présenta, et qui m’avait toute de suite plu. J’étais encore Correspondant Européen pour la télévison publique de mon pays et passait mon temps à silloner - tel un pompier courant après les incendies – un continent en proie à toutes sortes de crises, financière notemment.

  J’avais découvert cet homme en faisant des recherches sur internet pour un de ces sujets que je présenterais plus tard aux téléspectateurs de mon pays. Un visage buriné, des yeux bruns un peu tristes dans un corps mince et noueux, qui me faisaient immédiatement penser que tout cela passerait très bien à l’écran.

  Surtout, pensais-je, que cet homme, la quarantaine probablement, au vécu évident vu son c v, serait un interlocuteur intéressant.

 Mais si j’étais venu vers cet lui c’était sans doute à cause d’un autre voyage, d’une autre rencontre, bouleversante elle aussi, qui avait eu lieu presqu’une année plus tôt, dans la même région où vivait mon premier homme.

  Nous étions partis l’après-midi avec notre “fixeur” – c’est ainsi qu’on les dénomme, ces journalistes et hommes à tout faire qui assistent les envoyés des grands médias occidentaux en “terra incognita” (cette fois-ci ce sont des guillemets ironiques) Grecque - direction Bulgarie.

  Une belle autoroute de crise, c’est à dire peu encombrée, que nous suivions pendant une petite heure avant de bifurquer vers l’Ouest et entrer, cette fois-ci, en terrain inconnu.

  C’était d’abord de toutes petites routes serpentant et montant à travers bois, et dans cette région, dont je n’avais connu que les plaines, plutôt peuplées, régnait soudain une absence de présence humaine et un silence qui intriguait, y compris notre collègue Nikos, Athénien invétéré, il est vrai, qui était notre guide ce jour-là.  Nous circulions ainsi sur des kilomètres et des kilomètres, avant de déboucher sur la hauteur où la vue devenait plus dégagée.

  La route continuait maintenant, sur un espèce de plateau. Ci et là, des ruines abandonnées, une ancienne bergerie peut-être, un champ de maïs ou de tabac, et devant nous, très haut dans le ciel, les silhouettes noires d’oiseaux aux larges ailes, qu’il était difficile, à cette distance, d’identifier avec plus de précision. 

  Des vautours, pensais-je, sans trop savoir.

  Il fallut encore une demi-heure de route sur la hauteur - ou alors, c’est l’isolation du lieu et la route désertique qui me donnent aujourd’hui l’impression de l’ampleur du temps parcouru - avant qu’enfin, apparaisse l’objet de notre expédition: le village de Sidirò.

  Je cherchais des yeux la tour de mosquée que j’avais vu sur les photos de Google, mais je ne l’apercevais toujours pas.

  Nous étions en avance pour le rendez-vous qui avait été pris. Nous nous décidâmes donc à faire un petit tour de village. Ce qui fut vite fait.

  Sidirò, c’était une petite route sur un flanc de colline, bordée de quelques maisons et au bout, une montée raide débouchant sur une place où l’on retrouvait cette mosquée turque en territoire grec qui m’avait frappée en “googlant” les photos du lieu.

  À peine la voiture immobilisée, et à son habitude, Ronald, mon collègue caméraman Néerlandais de Bruxelles, s’était déjà mis à l’oeuvre, réalisant quelques premiers plans de Sidirò.

  Quelques instants plus tard, nous nous trouvions dans un creux du village lorsque, précédées par un vrombissement indescriptible qui rompit soudain le silence de ce petit hameau endormi, débouchèrent de nulle part, semblait-il, deux jeunes écolières à mobylette, joues roses, regards espiègles et enfantins à la fois, vêtues d’habits noirs et de châles colorés.

  Elles ne pouvaient pas avoir plus de douze, treize ans et conduisaient leurs mobylettes avec une légèreté et une maîtrise déconcertantes pour des gamines de leur âge. Leurs regards, à la fois curieux et enjoués, étaient braqués sur les intrus que nous étions. J’avais l’impression d’avoir débarqué en territoire amish, de me trouver dans un endroit jusqu’où les rumeurs de la modernité n’étaient pas encore parvenues; le dépaysement était complet.

  Dans ce village sans nom de rues et de numéros apparents, on nous indiqua ensuite le lieu où trouver le mufti. C’était pour lui que nous avions poussé jusqu’ ici.

  Nous nous garions près de la pompe à essence. Plus loin devant nous, sur leur cyclomoteur arrêtés, les deux gamines se chuchotaient quelque chose tout en nous jetant, de temps en temps, des regards furtifs.

  À la pompe, un homme faisait le plein pour un propriétaire de mobylette.  Cet homme courbé, que nous découvrions de dos, cheveux grisonnants, de taille moyenne - en tout cas pour la région - et aux habits quelconques, c’était le pompiste du village, et, nous le comprirent bientôt, lorsqu’il se retourna pour venir à notre rencontre, le mufti de Sidirò.

  Serif Damadoglu, tel était son nom, nous invita à sa maison qui faisait aussi, en quelque sorte, office de station essence du village, et nous nous installâmes pour prendre un thé de bienvenue sur sa terrasse. Dans cette fin d’après-midi du mois d’Octobre où le soleil commençait à décliner, une agréable fraîcheur et la paix des lieux accompagnait la conversation que nous entamions avec notre hôte.

  Je me renseignai un peu sur son parcours, écoutais cet homme simple à la voix posée, tout en m’inquiétant pour les images qu’il faudrait tourner. Le soleil descendait rapidement et dangereusement vers la cîme des collines voisinantes et risquait bientôt de plonger la vallée dans la pénombre. On en informa Serif Damadoglu qui nous demanda de patienter et rentra dans sa demeure.  

  Lorsqu’il réapparut sur le chemin cahoteux du village où nous étions en train de charger notre équipement à l’intérieur de son modeste véhicule, c’était, semblait-il, une toute autre personne qui se présentait devant nous. Ce petit homme à la fine moustache et au regard tranquille, avait maintenant quitté son costume de commerçant provincial et revêtu un vêtement cérémoniel, un long cafetan blanc aux bordures dorées, portant au doigt une bague ornée d’une pierre. Tout en pointant le doigt vers les collines de l’autre côté de la vallée où il allait nous emmener, il revêtit de son autre main, et d’un geste habitué, sa tête du turban blanc de forme légèrement conique, surmonté du “couvercle” rouge, si caractéristique de ces fonctionnaires musulmans de la république turque qu’étaient les muftis.

  Quelques instants plus tard, après une quinzaine de minutes de route cahoteuse et sinueuse, nous étions arrivés. Il tira, devant nous, la longue et haute grille coulissante en métal, qui nous ouvrait l’accès à ce que l’on appelait ici “le cimetière des étrangers”.

  C’était quelques hectares de terre asséchée, entourée d’un grillage neuf, dans un coin perdu des collines de la Thrace, un lieu qui, avec ses ronces et buissons avoisinants, faisait plutôt penser à un terrain vague. Unique anomalie sur ce terre-plein aplati, quelques mottes de terre dont s’approchait lentement Serif Damadoglu.

  Le silence en cette fin d’après-midi et en ce lieu était saisissant; un petit bruissement de vent dans les feuillages des arbres, quelques bruits d’oiseaux au lointain: c’était tout. Nous demeurions à l’entrée du cimetière, ne voulant pas déranger le mufti qui s’était arrêté devant la rangée de petites buttes qui longeaient ce maigre lopin de terre.

  Quelques instants plus tard, sa prière mélodieuse, que nous filmions dans le coucher de soleil, se répandait sur cet endroit désolé, faisant oublier son apparence rude et inhospitalière, nous emplissant nous, d’une gravité et d’une solennité qui donnait soudain tout son sens à ce lieu.

  Après s’être tu un moment, il revint vers nous et nous emmena à l’intérieur du cimetière.

- Celui-là, était Erythréen. Son frère était venu ici pour l’enterrement.

Le mufti pointait son doigt vers les petits monticules de terre totalement anonymes qui, à l’évidence, couvraient les dépouilles des défunts.

- Là-bas, c’est un réfugié Irakien, et là-bas un Afghan, égrenait Serif Damadoglu tout en nous emmenant le long de la rangée des tombes anonymes.

- Je les ai tous enterré.

 Aucun signe ne permettait de savoir ce qui se cachait sous ces modestes tas de terre. C’était lui, le mufti, qui, avec sa mémoire et son registre où étaient indiqués les emplacements des morts, semblait être l’unique détenteur de l’identité des tombes du ”cimetière des étrangers”.

  Probablement habitué au regard étonné – que je réprimais pourtant – des non-musulmans entrant pour la première fois dans ce lieu au dénuement extrême, il nous expliqua, sans qu’on le lui demande, le caractère non-ostentatoire de la sépulture dans sa tradition, cet ultime démonstration d’humilité qui était attendue des fidèles à l’heure du dernier repos de leurs défunts.

  Il avait commencé cela par hasard. Parce qu’il y en avait eu de plus en plus: des musulmans décédés sur ce poste frontière de l’Europe et qui faisaient que l’état Grec, face à ce dilemme, ne savait trop - c’était bien le cas de le dire - à quel saints se vouer! 

  Alors on fit appel à lui. Et depuis, c’était devenu une routine. On l’appelait de la morgue d’Alexandroupolis et il venait chercher les morts.

  Il était devenu l’accompagnateur des morts.

- À chaque fois, je demande à Dieu que ce soit la dernière, nous dit-il ce soir-là  d’une voix désabusée, sous-entendant l’évidence qu’il était difficile de nier: que ce ne serait pas le cas.

 

   Le lendemain de cette visite nous étions parmi les vivants et le choc,

cette fois-ci, fut violent: devant nous, des “étrangers”, eux aussi, mais enfermés derrière des barbelés, grimpant les uns sur les autres, implorant, pleurant, criant, les regards hagards, fixés vers notre caméra.

  - Je veux revoir ma famille, je vous en supplie, je veux revoir ma famille! Ça fait des mois que je suis enfermé ici! Je suis Syrien. Je vous en prie. Aidez-moi!

  Nous venions d’arriver au camp de détention de Fylakio: un bus plein de journalistes en voyage organisé par les autorités Européennes.

Des larmes coulaient sur les joues de cet homme au visage mal rasé, la quarantaine peut-être, un homme à bout de nerfs, un père de famille pris au piège du Festung Europa et qui déballait devant nous tout son désespoir dans un anglais de misère.

  La situation était chaotique; l’arrivée de la Commissaire Européenne, chargée des questions liés aux réfugiés et dont le déplacement était à l’origine de notre voyage, était imminente. Aux fenêtres du camp des hommes silencieux tenaient des pancartes écrites à la main:

  - Prison. Freedom, disait une d’elle. Prison, liberté...

  J’avais réussi, je ne sais trop comment, à créer un calme parmi un groupe de réfugiés dont les visages semblaient vouloir crever la clôture en métal qui nous séparait. Je n’avais pas besoin de les prier de nous parler:

  - Je ne suis pas un criminel. J’ai fui la guerre en Syrie, je n’en peux plus d’être enfermé! Redonnez-moi ma famille. S’il vous plait, continuait l’homme devant moi.

  Derrière lui, dans la foule qui s’empressait autour de cet être désemparé, un jeune homme l’écoutait, et au fur à mesure que le Syrien parlait, au fur à mesure que sa voix craquelait, je voyais le visage de ce jeune exilé lentement se décomposer, jusqu’à ce qu’il pleure, lui aussi, inconsolable, comme un enfant, le regard fixé vers le sol. Comme s’il avait honte.

 

  Mais, dans tout cela. À qui la honte?

  Notre bureau de Bruxelles nous avait placé dans un resort luxueux aux abords de la ville d’Alexandroupolis. Comme d’habitude il n’y aurait pas le temps d’en profiter. Nous étions à la bourre, avec des délais de diffusion à respecter, le montage à terminer en un minimum de temps tout en respectant avec une certaine dignité le sujet, et puis, comme à l’habitude, cette angoisse permanente du Correspondant des temps nouveaux, liée à la fiabilité - ou non - du réseau internet du lieu, dont dépendait nos possibilités de faire passer à temps voulu, et en bonne et due forme, les sujets que nous aurions réalisé.

  Nos chambres luxueuses donnaient chacune sur une piscine individuelle et, à un moment jétais sorti sur la terrasse pour respirer un peu d’air frais, découvrant, sur le rebord de la piscine de l’habitation voisine, vide, comme la plupart des autres habitations en cette arrière-saison, un vulgaire soulier usé, abandonné, et qui semblait bien mal placé dans ce lieu à l’esthétique si travaillée.

  Derrière un grillage, il y avait le soir qui tombait sur la mer, et un peu plus loin, sur la plage déserte que je n’aurais pas le temps de découvrir, vu notre vol matinal le lendemain matin.

  J’étais énervé. C’était la pression habituelle, bien sûr, mais au delà de cela, il y avait aussi le continu du travail que nous faisions, provoquant un sentiment de malaise qui ne semblait pas vouloir s’estomper. Sur le parvis de ma terasse je profitais un bref moment du calme qui y régnait, tâchant de retrouver mes esprits à l’aide de longues inspirations, m’emplissant d’air marin salutaire, avant de retourner à l’intérieur vers le travail qui m’attendait.

    Plus tard, le sujet envoyé, je pensais aux commentaire du mufti concernant le mur de douze kilomètres que la Grèce bâtissait alors, à l’aide de fonds Européens, le long de la frontière greco-turque.

- Des clôtures, on en dresse pour les bêtes, pas pour les humains, avait-il conclu. 

 

  Avant de m’endormir, réapparaissait cette pensée qui me saisissait à chaque fois que nous venions de rencontrer, comme ce jour là, des êtres humains dans une situation de vulnérabilité extrême, et que nous retournions, à notre habitude, à nos amples et paisibles habitations.

  Ce qui s’emparait en moi était un sentiment d’obscénité face aux mondes contrastants que ma profession me faisait côtoyer, face à ces destins si inégalement répartis, comme par un caprice de Dieux aux caractères imprévisibles. Ce n’était pas vraiment un sentiment de culpabilité qui m’assaillait, puisque je m’endormais en général tranquillement, mais plutôt l’impression de se retrouver devant un équation insoluble.

  S’il y avait un sentiment dominant chez moi à ce moment-là, c’était plutôt celui de gratitude: d’avoir gagné à la loterie des destins.

  Plus tard, c’est vrai, en voyant, au fil des jours, les conditions de vie qu’il m’était possible d’offrir à ma famille, il y avait parfois quelque chose de dérangeant, oui, disons-le, de culpabilisant, lié à ces visites express dans des mondes où l’existence se vivait au bord du rasoir et d’où nous resurgissions comme d’un inquiétant cauchemar.

  En même temps, l’idée que le métier que je faisais avait, en partie, pour objectif de dénoncer ces mêmes conditions, et le fait que des gens proches de ces mondes là avait souvent exprimé leur appréciation de mon travail, suffisaient en général à balayer ces relents de mauvaise conscience.

  Au fin fond de moi, je me demandais quand même, parfois, si tout cela n’était, en fin de compte, qu’une bonne excuse pour ne pas avoir à en faire plus: quelque chose qui me coûte vraiment.

 

  Pavlos Pavlidis était comme je l’avais vu sur la photo d’internet, mais en plus vivant; vêtu d’un pantalon d’été et d’une chemise verte qui n’éveillait pas forcément en moi des associations plaisantes, me faisant penser aux uniformes des anesthésistes de mon pays.

  Médecin, il l’était, certes, mais pas anesthésiste.

  On avait longé la mer, découvert sur la hauteur le grand hôpital blanc où il travaillait. Deux secondes après être descendus de la voiture, il nous souhaitait la bienvenue et nous emmenait, sans plus tarder, dans son service. Je déchiffrai en passant les lettres grecques sur la porte d’entrée: “Département de Pathologie”, et sans avoir eu le temps de réfléchir à ce qui nous attendait, il nous guida vers une salle, située juste après le hall d’entrée, tout en pointant devant lui vers de grandes portes métalliques au fond du local.

- C’est là que nous les gardons. Les réfrigérateurs sont réglés à une température de – 20 degrés. Nous le gardons six mois ici s’il le faut. Mais plus, c’est pas possible.

  Pavlos Pavlidis, devant nous, s’assurait que la caméra avait tout capté, puis, continua vers une deuxième salle.

- Nous en avons six en ce moment. Sans nom.

- Pas de nom?

- Pas de nom.

  C’était la morgue d’Alexandroupolis. Pavlos Pavlidis, médecin légiste de son état, s’approchait maintenant d’une de ces petites portes au fond de la chambre froide. Au même instant, je sentis mon corps se contracter - comme à la boxe, lorsqu’on se prépare instinctivement à recevoir un coup.

  Ce qui était évident, c’est qu’il était trop tard pour faire marche arrière.

- Voilà, dit il, après avoir fait actionner le cliquetis de la première porte.

  Il se tut un instant et se tourna de nouveau vers nous, toujours pour s’assurer que nous suivions.

  Que voyais-je dans l’ombre, là, à l’intérieur de ce trou noir qui s’ouvrait à deux mètres devant moi?  Mon Dieu.. Une tête?  Etait - ce ... une touffe de cheveux noirs?

 Je m’approchais, tendu comme un arc.

 Non, un sac en plastique, sous lequel on devinait une forme humaine. Et puis, une étiquette blanche, accrochée au sac.

- La date quand on l’a trouvé. Le 22 mars. Mort noyé.

- Pas de nom?

C’était moi qui posais la question.

- Non pas de nom, répondit de nouveau Pavlos Pavlidis tout en continuant d’ouvrir de nouvelles portes à l’intention de mon collégue qui, lui, continuait de filmer.

  J’avais fait un ou deux pas en arrière. Cela suffisait. J’avais vu.

Oui, j’avais vu. Qu’y avait il d’autre à voir!

  Pavlos Pavlidis avait fait cela sans provocation; il voulait simplement nous montrer, ni plus, ni moins. C’était son travail, semblait-il dire. Il pensait qu‘on faisait le notre.

  Oui, nous le faisions! Mais cela commençait à bien faire. Et puis, je n’avais pas l’oeil du viseur de la caméra derrière lequel je pouvais me cacher. Donc: cela suffisait.

  Et puis surtout, au fur a mesure que l’on s’éternisait devant ces portes entrouvertes que Ronald s’entêtait à filmer, il y avait cette odeur doucereuse qui commençait à venir, qui, petit à petit, se répandait autour de nous, jusqu’à devenir écoeurante.

  Cette odeur là, j’allais passer beaucoup de temps à essayer de l’oublier.

 

  Quelques instants plus tard nous pénétrions dans un bureau.

Je m’immobilisais sur le pallier, laissant Ronald faire les plans de:

- Pavlos Pavlidis se dirigeant vers la porte vitrée de sa bibliothèque,

- Pavlos Pavlidis retournant vers son bureau muni d’une boîte en carton

- Pavlos Pavlidis s’installant dans son siège, sortant de la boîte en question de petites envelopes, en en déversant ensuite le contenu sur la table, le regard régulièrement fixé sur nous pour s’assurer, encore une fois, que nous suivions.

 Oui nous suivions.

- Voilà, c’est tout ce que nous avons. Vous voyez?

  Quelques objets étalés devant nous. Une minuscule boucle d’oreille ornée d’un pierre transparente (en plastique?), un petit berloque dont Pavlos Pavlidis extrayait un minuscule parchemin.

- Une prière musulmane. Cet objet appartenait à une musulmane. C’est une information importante. C’est ce que nous avons pour l’identifier, si des parents venaient à la rechercher chez nous.

  Pavlos Pavlidis avait saisi un troisième objet, et continuait d’expliquer son travail, méticuleusement, consciencieusement.

- Dans 20% des cas nous retrouvons leur identité, mais pour la plupart, ce ne sera pas possible.

  Depuis un moment déjà, lorsqu’il avait déversé sur la table les objets personnels des défunts, j’avais le regard fixé sur ce troisième objet. C’était le plus grand d’entre eux, un anneau, un bracelet en étain d’assez grossière facture, posé, seul, sur le bureau du médecin légiste et qu’il tenait maintenant entre ses mains, le faisant tourner machinalement, à l’aide de ses doigts, tout en continuant de nous parler.

  A force d’observer ce bracelet jonc ouvert, aux extrémités rondes et aplaties, épais, couleur gris métalic, d’un modéle que l’on met autour du haut du bras, l’objet remplissait cette petite pièce d’une absence de plus en plus présente, pour ainsi dire.

  Comme il l’avait fait depuis que nous l’avions rencontré, Pavlos Pavlidis continuait d’anticiper.

 - Je vais vous montrer, nous dit-il, en se penchant sur sa droite, allumant d’un geste habitué son ordinateur et nous confrontant, peu après, avec les photos des morts.

  C’était donc elle; le bracelet sur le haut du bras. Une africaine. Suivaient immédiatement de nouvelles photos: son visage, comme aplati – trente ans, trente cinq ans? – son corps nu, photographié de dos, sur la table d’autopsie, comme aplati lui aussi, puis, son corps nu, vu de devant.

  A chaque photo, je retenais légèrement mon souffle, regardais, baissait momentanément les yeux, par pudeur ou par crainte, je ne savais trop, puis, regardais de nouveau.

 - Comme vous le voyez, son corps est bien préservé. Elle est morte de froid. C’est une chance, continuait Pavlos Pavlidis, intarissable sur ce qui, j’allais le comprendre, avait été sa vie à Alexandropoulis depuis maintenant plus de treize ans.

  - Ceux qui se sont noyés sont souvent dans un tout autre état. Parfois les poissons auront tout dévoré.

  Les photos continuaient à défiler. Je me tenais debout, derrière mon collègue, pendant que le médecin légiste continuait à pointer son doigt vers l’écran de l’ordinateur, expliquant et expliquant toujours, quitte à reprendre des points clés du sujet, une, deux ou trois fois.

 Instinctivement et par moments, je cillais de nouveau les yeux, ou les fermais carrément, tant les photos devenaient difficiles à supporter, ces clichés realisés dans la pièce d’à côté, dans cette morgue d’Alexandropoulos qui en avaient vu passer par centaines, des cadavres, à tel point défigurés qu’on ne savait plus si l’on avait à faire à des humains ou à des monstres sortis de la mer.

 Et puis, il y avait la présence, sur tant de photos, de cette couleur de peau qui témoignait d’un long voyage, d’une appartenance autre, bien loin d’ici, d’une quête pour une meilleure vie qui avait pris fin sur cette proche frontière, cette “border line” de l’enfer; brutalement et prématurément.

   Et puis il y avait l’anneau, toujours là, sur la table.

  Je pensais à un bijou hippie.

  Surtout, je pensais à l’inconnue qui l’avait porté. Dans d’autres circonstances je l’aurais probablement jugé “cheap”, mais en ce lieu, cet unique objet laissé par une défunte, revêtait une dimension presque sacrée. Porteur d’une histoire, témoignant d’une tragédie que je tentais vainement de déchiffrer, il me paraissait la clé d’une énigme se présentant à nous.

  A ce moment là, je n’avais qu’une chose en tête: m’assurer que Ronald allait bien filmer ce modeste ornement personnel sous tous les angles imaginables.

 

  Au retour dans mon pays, je retrouvais ma famille, le travail et de nouveaux voyages. Mais aprés chaque voyage, cet automne-là, j’avais tendance à vouloir me retrouver seul, le soir, installé dans mon fauteuil, dans l’obscurité de mon bureau, incapable d’apprécier un moment de télé avec ma femme sur le canapé de notre salon.  

  J’étais devenu irritable, me supportant mal moi-même, demandant, paradoxalement, à repartir vers des lieux où régnait cette détresse humaine qui semblait m’avoir déstabilisé; à la frontière turco-bulgare où s’entassaient des familles rescapées de l’enfer Syrien, ou à l’île de Lampedusa d’où je retournais, après un énième voyage, partagé entre l’horreur d’avoir été témoin de nouvelles tragédies humaines et l’encourageante expérience de découvrir les habitants de l’île italienne aux réfugiés qui continuaient à ouvrir leurs coeurs aux bannis de l’existence.

  C’est probablement pendant cette période là que l’idée commença a germer en moi, jusqu’à finir par devenir une obsession: qu’il me fallait, coûte que coûte, retrouver l’identité de cette femme morte, l’inconnue de la morgue d’Alexandropoulis, la femme à l’anneau.

  Pourquoi je me mettais cela en tête? Je ne le savais pas.

  Peut-être était-ce cette odeur troublante, écoeurante à vrai dire, celle qui

avait commencé à s’échapper des réfrigérateurs des chambres froides, et cette photo d’une femme laissée pour compte, dans un lieu où elle n’avait pas à se trouver; tous ces souvenirs qui ne voulaient plus me quitter et contre lesquels je ne voyais finalement qu’un seul remède: les confronter.

 Athènes, Istamboul, Lagos, que sais-je, il faudrait y aller.

  Au fond de moi, je doûtais de pouvoir faire mieux que le médecin légiste au niveau de l’identification de l’inconnue, mais je pensais, qu’en m’efforcant de remonter patiemment sur les pas de cette femme, au moins, j’étais sensé en savoir un peu plus que lui sur son parcours, et qu’à la fin, en tout cas, elle finirait par devenir autre chose qu’un numéro et une date, celle qui, sinon, semblait predestinée à terminer ses jours dans une tombe anonyme au fin fond d’un continent qui n’était pas le sien.

  Peut-être était-ce simplement cela qui comptait. C’était en tout cas ce que je me disais.

 

Christian Catomeris, Décembre 2016

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